dimanche 22 novembre 2009

Ralio de Vore

Je suis Ralio de Vore. Il y a un demi-siècle, le patronyme de ma famille était connu de tout l’empire du Néthéril: d’Orofin, de Rasilith, et jusqu'aux sommets de l'Enclave de Pénombre. Mais les années passèrent et le discrédit des Douze Prince s'abattit sur mes ancêtres dont les titres de noblesse furent peu à peu oubliés. Au fils des générations, ma famille se mêla aux peuples nomades des humains, et le sang des shadovar se dilua. Mon père enseignait la magie à Orofin. Il y dilapida le peu qu'il restait de la fortune familiale en onéreux manuscrits ou autres incunables, et passait le reste de son temps à courtiser les belles bédouines dans les vergers fleuris. Il ne me dit jamais rien sur ma mère, mais ce n'était pas difficile à imaginer. Comment aurait-il pu résister aux charmes d’une tiefeline, voire d'une érinye, entre les bras de laquelle un rituel téméraire l'aurait conduit? Je vécus mon adolescence à Orofin où j'étudiais la religion et la magie, d'abord sans grand enthousiasme. On disait que le nouvel empire néthérisse était une dictature cruelle et dangereuse. Mais la vie dans la Cité des Mages était douce et l'autorité des Douze Princes, si elle était présente, n'y était pas ostensible. L'activité culturelle et sociale bouillonnait et je fus attiré par les arts: la musique, la poésie, la comédie. Je jouais sur des scènes prestigieuses, fréquentais les cercles des nobles, des érudits qui se réunissaient dans de spacieuses villas. Le cercle des résistants aussi, car tous n'approuvaient pas le régime des shadovars. Mes poèmes devinrent des diatribes, mes couplets complaisants de plus acides pamphlets. Mon père mourut. Je ne sais si cela joua un rôle dans ma réconciliation avec la magie. Comprenant comment associer les arcanes et les arts, j'embrassai la carrière de barde. C'est à ce moment aussi que je fis la connaissance de Lydia, une meneuse dissidente, d'une grande beauté. Elle partageait mon lit et ma passion pour le théâtre. Nos pièces furent rapidement censurées. Nos représentations interdites se tenaient en secret. Puis à la révolte par les mots se succéda la révolte par les armes. Ce rôle de justicier me convenait. A ma propre surprise, faire couler le sang ne me dérangeait pas. Mes talents d'épéiste furent bientôt aussi aiguisés que mes invectives oratoires. Et pourtant je ne fus pas à la hauteur. Une nuit, Lydia fut capturée par la milice shadar-kaï. Sans l'ombre d'un doute, la sentence serait la mort. Mon sang de démon bouillait de haine et je dus bien en occire quelques-uns avant de renoncer. Je pris la fuite et quittai Orofin pour ne jamais y revenir.

Je devins nomade comme nos ancêtres bédouins et je parcourais les plaines nouvellement verdoyantes de ce qui était autrefois le désert d'Auroch. Je m'associais à une troupe itinérante; nous écumions les théâtres et les scènes des villages de Néthéril. La troupe était dirigée par le vieux Barvelius et portait d'ailleurs son nom. J'aidais le vieux à l'écriture des pièces et des spectacles. Nous attribuions les rôles titres à sa fille Mandoline et à l'amant de cette dernière. Quant à moi, je prenais soin de ne pas prendre le premier plan et je devais parfois dissimuler mon identité de peur que la milice ne me retrouve. Mes talents d'épéiste et d'arcaniste nous étaient précieux pour échapper aux dangers des contrées sauvages. Un été, nous avions fixé le cap vers le royaume annexé de Sembie. Nous prenions garde à éviter toute route commerciale. Alors que nous faisions halte pour la nuit dans d'anciennes ruines, je fus soudainement réveillé dans mon sommeil. Les relents d'une étrange fumée bleue remontaient à la surface, comme vomis par un trop-plein souterrain. La masse ectoplasmique avançait et détruisiait tout sur son passage, la végétation devint tortueuse, mouvante, suintante d'une sève bleutée. Mes amis cherchèrent à fuir mais une vague bleue déferla sur eux. Je les vis tomber au sol puis se tordre de douleur alors que leurs corps subissaient d'affreuses mutations. Leurs cris semblaient durer une éternité, puis se turent à jamais. Je choisis d'affronter le fléau. Mon expérience fut semblable à celle de mes compagnons, mais j'y survécu, et je compris. Avec le temps, je parvins même à contrôler ce stigmate, comme j'avais autrefois appris à contrôler mon sang de démon. J’atteignis donc seul la Sembie, et constatai rapidement les ravages de la corruption et de la criminalité qui y régnaient. Dans les rues de Daerlune, des affiches à l’attention des chasseurs de prime portaient les portraits-robots des dissidents de l’empire. Le mien n’était pas très ressemblant, et le faible montant de la prime était plutôt insultant à mon égard. Les espions du Nethéril étaient omniprésents, et, à défaut des chasseurs de prime, je craignais que la milice ne retrouve rapidement ma trace. Je quittai la Sembie par la mer, m’embarquant sur un esquif marchand en partance pour Port-Ponant. Barvelius, qui avait beaucoup voyagé, m’avait appris que la Côte des Dragons était l’endroit idéal pour se faire oublier…

A Port-Ponant, je fis la connaissance de Cyrdak Drokkus. Il m’offrit le gîte et un emploi dans son théâtre. Le gérant était porté sur la gente masculine, et s’est sans doute à cause de mon physique et de mon charisme aventageux qu’il m’aborda initialement. Une mise au point s’avéra donc nécessaire. Nous restâmes cependant très bons amis. Nos spectacles dramatiques étaient populaires, même si le public manquait parfois de raffinement. Cyrdak et moi écumions souvent les tavernes après les représentations. C’est ainsi, qu’après une soirée de beuverie, nous nous retrouvâmes tous les deux ivres et nous tombâmes dans une embuscade des Couteaux Enflammés. Cette organisation de mauvaise réputation était impliquée dans de nombreux trafics, fourrait son nez dans les vieilles histoires, et tirait les bénéfices de chantages très lucratifs. Ils n’avaient donc pas choisi leurs cibles au hasard. Je suspectais qu’ils n’aient découvert mon passé de dissident et résolu d’en tirer profit. A moins simplement qu’ils ne trouvaient les recettes du théâtre trop confortables à leur goût, et souhaitaient nous alléger d’une fraction de ce fardeau. Il est enfin possible que Cyrdak ne se fût attiré quelques ennuis. Mon ami restait discret sur son passé et il ne m’interrogeait pas sur le mien, ce qui me convenait tout à fait. Les bandits de l’ombre n’avaient pas compté sur mes talents de combattant. Si nous réussîmes à résister à quelques hommes, que faire contre une guilde toute entière? Nous quittâmes donc la ville le lendemain. Encore une fois, je fuyais. Cyrdak connaissait un village côtier plus à l’est, nous y serions en sécurité. C’est ainsi que j’arrivai à Point de Sable, où je devais rester quelques années. Bâti sur d’anciennes ruines par quatre familles pionnières d’artisans, le petit port enclavé était isolé et paisible. A l’exception de quelques altercations avec les tribus de créatures humanoïdes qui se terraient dans les forêts alentours... et bien sûr à l'exception des tragiques événements qui survinrent peu après mon arrivée. Vingt-cinq victimes retrouvées mortes dans des circonstances inquiétantes. Le père Ezakien retrouvé mort dans l’incendie de son Temple. J’avais bien connue sa fille adoptive, la très jolie petite Nualia. Malgré son jeune âge, elle me rappelait un peu ma Lydia, sans doute à cause de sa beauté autant que pour son impétuosité. La jeune fille disparut peu après, noyant son désespoir dans une fuite éperdue, comme je l’avais fait moi-même. Les événements se conclurent par le suicide de Jervis, un ermite rêveur ; faute de meilleure explication, on finit par lui attribuer tous les méfaits. Puis les années passèrent, et on oublia ce que l’on appelle aujourd’hui «les mauvaises surprises» de Point de Sable.

Je me réveillais un matin en proie à un affreux cauchemar, et avec d’affreuses douleurs. Dans mon rêve, mes peurs d’autrefois et mes anciens ennemis étaient venus me hanter. Je revoyais en songe mes regrets, mes actes manqués, mes joies et mes amours perdus. Et je fuyais... J’étais maintenant éveillé, mais mon corps était recouvert de flammes bleues qui me démangeaient aux endroits de mes anciens stigmates. Je pris conscience que j’avais passé ma vie à accumuler les questions, les regrets, et à fuir mes combats, fuir mes idéaux, fuir mon destin, fuir ma nature. Je compris qu’une vie d’ennui dans une petite ville perdue ne me ferait rien oublier de mon passé, malgré le passage du temps. Je me résolu d’affronter mes démons, de partir en quête de réponses, et quête de sens. Je dis au revoir à Cyrdak et à mes amis, et je repartis à l’aventure, rebroussant chemin vers le nord-ouest, vers le Néthéril. Bientôt j’entendis une rumeur, à propos d’un oracle qui aurait des réponses, au cœur des anciennes ruines de Gardesort. On me rapporta les légendes associées au lieu; on évoqua le nom de Dame Saharel. Après tout, c’était possible. Je coupais à travers montagnes et marais. Au bout d’un long voyage, j’atteignis enfin l’endroit mythique. Des moines y avaient érigé un monastère. D’autres groupes était aussi venus pour l’oracle. Au début, mes recherches furent vaines et je commençais à perdre espoir, noyant mes illusions dans l'alcool local des moines. Puis un groupe de héros arriva au monastère. Je ne le savais pas encore, mais à ce moment précis, mon destin allait prendre une toute nouvelle tournure. Ensemble, tout devenait possible. Nous allions libérer Gardesort de la menace shadar-kaï, prendre d’assaut la Tour du Sceptre occupée par nos ennemis, mener une grande bataille épique contre leurs armées, et libérer l’esprit de Saharel. Et nous fûmes en effet victorieux. Les révélations de l’oracle me désignèrent comme guide pour le groupe de héros. Rien n’était du au hasard: ma destinée me rappelait à Point de Sable…

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