« Encore un », pensa Larien Tinúviel alors que les diacres faisaient entrer une nouvelle victime. Le temple de Sélûné où elle officiait commençait à prendre des allures d'hospice. L'Ordre de la Flamme Bleue les avait convaincu, elle et les notables de Sildëyuir, d'accueillir les pestiférés en Féérie. De ce côté du voile, la majestueuse cité de verre et la forêt aux reflets d'argent avaient été épargnées par la Magepeste. Sur le plan matériel, en revanche, la péninsule d'Aglarond avait subi le cataclysme de plein fouet. Le Bois de Yuir n'était plus qu'une friche d'épouvante corrompue par une énergie bleue vile et indomptable. Mais les nostalgiques d'une époque révolue, les chercheurs avides de richesses ou de pouvoir, les malheureux qui fuyaient les royaumes voisins, ou simplement les inconscients et les imprudents, finissaient toujours par s'y aventurer. La plupart disparaissaient ou mouraient. Les moins chanceux étaient affublés de terribles stigmates. « Celui-ci survivra, mais à quel prix », se dit la prêtresse en observant l'homme qu'on lui avait apporté. Au court de ces dernières années, on avait attribué à Larien Tinúviel de nombreux qualificatifs : étoile de Sélûné, héroïne d’Undumor, archère de Sildëyuir, ou simplement elfe aux cheveux d’argent. Mais toutes ces louanges n’y faisaient rien. Tous les faits épiques auxquels elle avait participé semblaient ne plus compter. Même ses plus grands talents de guérisseuse n’y suffisaient pas. Elle se sentait bien impuissante devant le fléau de la Magepeste.
La prêtresse chercha conseil auprès des sages de Sildëyuir, mais ne trouva aucune réponse satisfaisante. L'Ordre de la Flamme Bleue n'avait pas de réponses, ou bien estimaient-ils imprudent de les partager... Elle envoya missives et messagers dans tout Féérûne. On lui parla d’un certain Ralio de Vore qui menait des recherches à Port-Ponant. Elle communiqua par rituel avec d'autres communautés elfes et éladrines de Féérie. Dans la forêt de Gulthandor, Calénon Súrion lui rapporta des événements tragiques. Le phénomène qui sévissait en Aglarond n'était pas isolé. Partout la Magepeste étendait son influence. Puis Larien Tinúviel eut recourt à la divination et la prière pour obtenir des réponses. Et Sélûné lui répondit. Dans l'eau miroitante d’une vasque consacrée, des images lui furent révélées. Elle vit une armée de créatures hideuses, géantes, sans vie, abominables, descendre des montagnes sur des langues de Magepeste déroulées devant eux comme autant d’improbables tapis tissés des fils bleus de la corruption. Elle vit les villages et les villes des hommes dévastés. Elle vit les rivages de la Côte des Dragons recouvert du sang des massacres. Elle vit des pestiférés, encore et toujours. Elle sentit des créatures, des êtres, des choses - ou étaient-ce des dieux - se nourrir de cette haine, de ce chaos. Mais elle comprit. Elle sut quel était son destin. Elle comprit que Sélûné serait à ses côtés. Elle sut que d'autres s'étaient fixé la même mission.
C’est un soir de pleine lune, au coeur de l’hiver, que Larien Tinúviel débuta son nouveau périple, celui qui donnerait un sens à sa vie, celui qui serait peut-être le dernier. « Sélûné, mère des mondes, puisses-tu veiller sur nous, de ton clair de lune protecteur. » Après cette dernière prière, elle quitta le temple et fit ses adieux. Elle revêtit son armure bleu-argent, et sa cape azurée. Elle rangea son bréviaire et un livre de prière avec quelques autres possessions dans un petit sac de cuir. Puis elle se saisit de son arc sacré, en bois de cèdre et aux enluminures d’argent. Elle franchit les portes de Sildëyuir, quitta la Féérie, et retourna en Aglarond. S’éloignant des sombres régions infestées du Bois de Yuir, elle atteignit les villages forestiers des communautés demi-elfes. Après une courte halte, elle poursuivit vers l’ouest, vers les régions côtières des hommes. Elle entra à Veltalar quelques jours plus tard, à la levée du jour. Le manoir vert pâle des simbarches dominait la ville. Elle lui tourna le dos et se dirigea vers le port.
Il y avait plusieurs navires en partance pour Port-Ponant. L’équipage du premier était composé de malfrats associés aux Couteaux Enflammés. Le quartier maître du second tentait vivement de justifier auprès de l’autorité portuaire de la légalité de sa marchandise de contrebande. Le troisième vaisseau fut plus à sa convenance. Il appartenait à Liu Neng, un riche marchand d’origine shou. Tout l’équipage était également shou. Ils avaient l’air honnête. Malgré leurs différences, l’elfe à la peau pâle et la chevelure d’argent n’eut pas grande difficulté à embarquer parmi les orientaux au teint jaune et aux cheveux de jais. La traversée dura plus d’une semaine. Les températures étaient froides. Ils durent même plier les voiles au large de Gulthandor alors qu’une pluie de grêle s’abattit sur eux. Le reste du temps, le climat fut plus clément malgré sa rigueur hivernale, et le ciel resta dégagé. La prêtresse passa la majorité de ses soirées et une partie de ses nuits à contempler les étoiles et la lune en priant. Puis, enfin, les piliers titanesques du pont en ruines de Port-Ponant se dessinèrent à l’horizon. Cette vision qui d’ordinaire provoque l’euphorie chez un équipage de marins rentrant au port, n’ébranla pas la sérénité des shous. « Nous atteindrons nos humbles demeures avant le soleil couchant » expliqua poliment Liu Neng.
A Port-Ponant, Larien s’installa dans le quartier des Marches. Elle conserva des liens avec la communauté shou. Ils étaient respectés du peuple. Les agissements d’un groupe d’orientaux nommé les Neufs Epées d’Or y étaient pour beaucoup. La prêtresse se présenta ensuite aux temples principaux de la ville, prit contact avec les autorités religieuses. Plus tard, elle enquêta sur la Magepeste. On lui relata de biens sombres histoires. Et le nom de Ralio de Vore vint de nouveau à ses oreilles. On le décrivait comme un barde, un tieffelin, originaire du Néthéril à ce qu’on disait. Il était connu ici. C’était un artiste de renom, autrefois. Mais on disait qu’il avait beaucoup changé. Selon les rumeurs, il étudiait la Magepeste. Et on ne le voyait plus, on disait qu’il avait quelque chose à cacher. En mentionnant son nom, l’elfe failli s’attirer les foudres de ses amis shous. En effet, les Neufs Epées d’Or s’opposaient publiquement aux exactions des Couteaux Enflammés, et ce Ralio de Vore semblait s’en être acoquiné. L’archère de Sildëyuir dut alors user de diplomatie, de discrétion et de ruse, pour parvenir enfin à rencontrer le barde néthérisse. L’entrevue fut de courte durée. Le tieffelin disait craindre pour sa vie, mais il ne s’expliqua pas tellement davantage. Il demanda simplement « Trouvez les héros de Point-de-Sable », puis il disparut.
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